Jacques Vapillon ®
Si sur le papier, la première étape de l'Istanbul Europa Race a des allures de guide de voyage pour citadins stressés, pour les marins, elle est entrain de virer à la guerre des nerfs. Depuis leur entrée en Mer Egée hier matin, les six équipages se sont en effet mués en slalomeurs des mers, tentant, autant que possible, de se déjouer des pièges tendus par les îles. A ce jeu là, si toutes les inspirations stratégiques sont les bienvenues, il faut souvent accepter de perdre pour regagner ensuite. Nul n'échappe à la règle. Ainsi, le leader de ces dernières 24 heures, Kito de Pavant, confiait-il à l'occasion de la vacation du jour avoir connu une neutralisation de sa trajectoire pendant deux heures. La faute à un gros caillou venant perturber le vent de la Vache. Du côté de ses poursuivants aussi les déconvenues et autres surprises parfois désagréables sont venues troubler une vision idyllique. Mais à y regarder la valse des positions et surtout des écarts, on sait que rien n'est figé. La stratégie à très court terme s'organise et on tente de limiter les dégâts.
L'Europe dans la course
La quasi absence du Meltem, ce vent caractéristique de la zone soufflant à cette période de l'année et pouvant aller jusqu'à 50 nœuds, est désormais une donnée intégrée et l'idée consiste à perdre le moins possible le long des îles. Dans des vents flirtant péniblement avec les dix nœuds, envisager une option radicale n'est pas à l'ordre jour, d'autant qu'en tout l'incertitude plane. Mais pour le moment, Groupe Bel possède un micro matelas que dans de telles circonstances il convient de préserver comme une grande richesse, d'autant que le souffle des quatre plus proches poursuivants pourrait vite se faire sentir. Pour y échapper, le monocoque rouge a pris le parti d'un passage entre la pointe du Péloponnèse et l'île de Cythère quand Michel Desjoyeaux, Roland Jourdain, Guillermo Altadill et Jean-Pierre Dick tricotent dans l'Est. A qui les Dieux grecs donneront-ils raison ? Le choix ne sera pas aisé tant les prétendants ont les arguments pour les séduire. En effet, même si le commandement échappe pour l'heure à ces quatre équipages, aucun n'affichait en ce deuxième jour de course d'inquiétude particulière quant au caractère définitif du classement. Au contraire, là où les bulles coincent parfois les marins, s'organise la vie du bord. Dans des moments difficiles pour les nerfs, les hommes se soudent et achèvent de se découvrir. Les différentes cultures s'expriment et ce joyeux mélange contribue à donner à cette épreuve unique sa stature européenne. Ainsi, français, espagnols, hollandais, américains et irlandais sont-ils tous embarqués dans la même galère...
Entrée en Mer Ionienne
Enfin, un peu en retrait après avoir été victime de la pétole dans les Dardanelles, DCNS peine à réduire son retard. Silencieux ce midi, les hommes de Marc Thiercelin doivent actuellement mettre toute leur énergie à réduire l'écart et revenir dans le match. Mais en marins d'expérience qu'ils sont, ils savent sans doute pertinemment bien que si on ne peut réussir tous les coups stratégiques, une seule belle inspiration peut suffire à changer la donne et relancer le suspense. Avec ce que réserve le scénariste de cette Istanbul Europa Race, ceux qui ferment actuellement la marche devraient avoir de quoi se refaire. En attendant, chacun se prépare aux adieux avec la mer Egée et à présenter ses hommages à la mer Ionienne. Mais là encore, les choix seront compliqués, les vents vraisemblablement faibles et instables,et les prédictions difficiles. Décidemment que la course est belle !
Ils ont dit :
Kito de Pavant – Groupe Bel :
« Le vent est très faible, 6 à 7 noeuds de vent mais on marche à 10 noeuds. C'est un bateau extraordinaire. Ce matin il marchait à 11 noeuds avec un vent de 5 noeuds. Je trouve ça plutôt magique. La nuit s'est bien passée après eu la surprise dimanche soir de voir les Espagnols revenir à notre hauteur. 1876 est revenu par l'Est et on s'est retrouvé tous les deux englués dans la pétole, devant Mykonos. Puis nous nous sommes perdus de vue dans la nuit durant laquelle on leur a collé une vingtaine de milles. Je suis donc satisfait de la navigation nocturne mais de toute façon je n'avais aucun doute sur la capacité des Espagnols à bien faire avancer leur bateau. Ils vont rester des concurrents redoutables sur un monocoque bien travaillé par Loïck Peyron pour le Vendée Globe.
C'est rare d'avoir si peu de vent en mer Egée au mois d'août et chaque caillou est un obstacle. Nous allons entrer en mer ionienne et j'espère ne pas avoir l'occasion de mes comparer à vue avec mes adversaires. C'est reposant quand je les sais un peu plus loin. Ma question du moment est comment passer Cythère ? Puis ensuite comment bien franchir la bulle anticyclonique qui se forme au large de la Sicile ? C'est moi qui fait la navigation sur Groupe Bel. Ce n'est pas évident de choisir la bonne route, sur ou sous le vent mais on est tous sur la même longueur d'onde. Heureusement on devrait toucher du vent de nord ouest pour traverser l'Adriatique. J'espère ce soir, peut-être demain matin ».
Michel Desjoyeaux – Foncia :
« C'est assez impressionnant de voir les écarts se faire et se défaire très rapidement. Rien n'est acquis, des dizaines de milles se réduisent à rien en quelques heures. Il faut être vigilant mais on s'amuse bien. Depuis le début on se dit que personne ne parviendra à réussir tous les gros coups. Il faut donc essayer de ne pas les rater mais on fait l'accordéon. Je crois qu'il faut rester zen parce que ce pourrait être le cas jusqu'à la fin de la Méditerranée. Hors régate, je n'avais jamais navigué ici. Nous avons passé beaucoup d'îles cette nuit. J'ai vu une île de jour mais elle ne m'a pas donné envie de m'arrêter. C'était un peu râpé, et si tu y mets une chèvre, elle mange la végétation qu'il y reste en trois jours. Le truc, c'est que tu approches d'une île sans savoir les conditions de vent que tu vas trouver. Et tu vois un bateau te dépasser pas loin, à 10-12 noeuds, quand toi t'es arrêté. C'est un peu agaçant. Depuis le départ, on ne fait pas nos nuits de huit heures même si on est cinq parce qu'il y a beaucoup de manoeuvres. Je pense qu'on va arriver un peu tard à Nice, la suite n'est pas beaucoup plus ventée mais ce n'est pas grave, on est bien en mer. Sur Foncia, Jérémie Beyou barre beaucoup, il sera entraîné pour la Transat Jacques Vabre. Il aura bien le bateau en main et je pourrai lui laisser tout faire. Dans le coin, on ne voit pas grand monde et dans l'immédiat c'est plutôt du style "Les bronzés font de la voile" avec trois gars devant moi qui dorment sur les sacs de toiles. Il fait très chaud dans le sud des Cyclades...»
Jean-Luc Nélias – Veolia Environnement :
« Cette nuit a été un peu compliquée, dans la chaleur de cette fin d'été, pour traverser une ribambelle de petites îles. On s'est empétolé au dévent de certaines d'entre elles et le jeu était d'en sortir au plus vite. Les îles culminent à une altitude de 500 à 1000 mètres et cela constitue un bel abri pour le vent. Pour les vacances ce doit être super. Pour la voile c'est moins bien. Les dévents vont parfois dix à quinze fois au-dessus d'une île. Et le vent vient taper contre elle. Cela explique les regroupements de bateaux auxquels on assiste. Il faut donc traverser les îles en choisissant les dévents. Veolia Environnement est resté collé deux heures la nuit dernière. Pendant ce temps, on s'est dit "voilà, les autres avancent et vont gagner" et puis au lever du soleil on a vu des voiles à l'horizon, cela nous a rassurés mais tout reste aléatoire. Là, on marche à une vitesse fabuleuse de 8 noeuds, sur une mer plate, par grand beau temps, devant des îles sèches et arides. Ce n'est sans doute pas terrible pour y cultiver un potager.»
Guillermo Altadill - 1876
« Nous sommes dans le petit temps et nous avons 7 à 8 noeuds de vent. Nous avons passé la nuit à naviguer entre les îles dans des conditions variables. Les premières heures, nous étions avec Groupe Bel, à 10 mètres à peine. Et puis ce matin je constate qu'il a été meilleur que nous puisqu'il a de nouveau 20 milles d'avance tandis que Foncia et Veolia Environnement sont revenus tout près de nous. Je n'oublie pas qu'il s'agit de notre première régate avec ce bateau. Nous sommes donc satisfaits de rester au contact de monocoques qui ont beaucoup plus de milles d'entraînement que nous. Depuis le départ, nous travaillons avec de nouvelles voiles, un nouveau système de bord. L'équipage est bien occupé mais il a trouvé rapidement son rythme de vie. »
Alex Pella –Paprec Virbac 2 :
« Ce sont des conditions de mer très méditerranéennes. La mer est bleue et plate avec peu de vent. Ce fut une nuit compliquée, on a souffert comme tout le reste de la flotte mais il y a une bonne ambiance à bord. Parfois la nuit on ne voit pas à qui on parle, on pose une question en Anglais, il répond en Français. C'est marrant. Forcément c'est un peu rageant d'être derrière mais on connaît bien cette mer et il y a encore beaucoup d'heures de course et des coups à jouer pour revenir sur les bateaux qui nous précèdent. Pour ma part, c'est une expérience exceptionnelle puisque Jean-Pierre Dick nous transmet son bateau et favorise une prise en main dans des conditions idéales. »